L’amateur de malts écossais compte parmi ses rites initiatiques le voyage à Islay, dont les whiskies, aux notes caractéristiques de tourbe, connaissent une notoriété mondiale. L’île abrite actuellement 9 distilleries (une dixième est sur le point de renaître), au nombre desquelles figurent les célèbres Bowmore et Laphroaig, qui nous ont ouvert leurs portes. Visite des lieux.

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Située dans l’archipel des Hébrides, Islay (prononcer « Aïla) est distante de 27 kilomètres de la côte britannique. Bien que l’influence du Gulf Stream rende le climat plus clément que celui du reste de l’Ecosse, l’île n’est peuplée que par un peu plus de trois mille habitants. Elle est reliée au continent par ferry ou par un petit avion au départ de Glasgow. A peine arrivé à destination, on est saisi par l’omniprésence des moutons que l’on aperçoit paître en toute quiétude aux abords des pistes. Chemin faisant, on contemple l’étendue de tourbe qui recouvre le sol, composée d’anciennes mousses, de bruyère et d’algues apportées par les tempêtes de l’Atlantique. Cet élément est essentiel à la compréhension des whiskies d’Islay, caractérisés par leur goût tourbé au profil aromatique unique. En effet, la composition de la tourbe, l’assemblage d’éléments épars qui la composent au fil des siècles, influent sur l’intensité et les notes aromatiques de cette matière première, lui conférant un effet « terroir ». C’est sans doute pourquoi l’Ecosse a décidé de restreindre de plus en plus l’exportation de sa tourbe, face à une concurrence internationale croissante dans le domaine du whisky.

L’histoire du whisky à Islay est liée aux Irlandais qui débarquèrent après le départ des Vikings au XIIIeme siècle. Ils reconnurent immédiatement les terres tourbées et l’eau douce qui coulait du lac, semblable à ceux qu’ils connaissaient chez eux. Ils entreprirent alors de distiller un alcool clair qu’ils consommaient sous le nom latin d’Aqua Vitae. C’est seulement à la suite de la prise de pouvoir par Oliver Cromwell, homme rétif à toutes forme de plaisirs modernes, que les Ecossais décidèrent d’entreposer leur production personnelle dans des fûts afin de la dissimuler aux autorités. Ils découvrirent alors que le contact avec le bois de chêne adoucissait l’alcool et lui conférait de nouvelles saveurs.

La ville de Bowmore est conforme à l’idée que l’on se fait de l’Ecosse : de petites maisons en briques, aux murs le plus souvent peints en blanc, parfois recouverts de couleurs tendres (rose ou vert pastel). Mais ce qui, d’emblée, attire l’attention du visiteur, c’est la distillerie éponyme située en bord de mer. A mesure que l’on s’approche du bâtiment, l’atmosphère devient étonnement familière : un parfum de tourbe légèrement fumée mêlé d’air salin évoque une senteur déjà connue. Après quelques instants, la surprise passée, la correspondance s’établit : nous respirons ce qui, d’habitude, se trouve dans notre verre de whisky.

La distillerie Bowmore, la plus ancienne de l’île et l’une des plus anciennes d’Ecosse, fut construite en 1779. Son histoire est intimement liée à la famille Campbell et, plus particulièrement, Daniel « The Great » qui a consacré une part de sa fortune à aménager une portion de l’île et à y introduire la culture de l’orge à deux rangs, idéal pour le maltage (opération qui consiste à humidifier les grains d’orge pour déclencher leur germination). Cette tradition se perpétue encore aujourd’hui au sein de la distillerie, qui est l’une des rares à pratiquer le maltage de l’orge – uniquement d’origine écossaise – en ses murs (30% de l’orge malté sur place entre dans la composition du whisky). Ce parti pris permet de continuer à distiller sans craindre une interruption d’approvisionnement en matière première issue du continent en raison du mauvais temps. Ce travail éprouvant, aujourd’hui réalisé par une machine, demandait aux « maltmen » de retourner délicatement les grains toutes les quatre heures (jour et nuit) à l’aide de pelles en bois identiques à celles utilisées depuis la fin du XVIIIeme siècle, ce qui provoquait le fameux « monkey shoulder » : le renforcement musculaire douloureux des épaules et les bras pendants le long du corps comme chez certains singes.

Une autre des spécificités qui concourent à la réputation des whiskies Bowmore est le fameux chai numéro 1. Le plus ancien d’Ecosse, son emplacement en dessous du niveau de la mer confère aux fûts qu’il abrite un caractère singulier. En effet, tous les single mats qui ont passé du temps dans cet emplacement s’imprègnent de l’air marin qui circule. Il faut imaginer, en hiver, les vagues se briser contre les murs du chai pendant que les barriques – où le whisky mûrit au contact du bois, atténuant le feu de son alcool, et concentrant son arôme délicat – « respirent » l’air iodé ambiant. C’est cette combinaison de tourbe, d’orge maltée, d’eau de la Laggan River, de salinité, de bois et de savoir-faire qui font la signature de ces single malts. La distillerie propose une large gamme de whiskys à partir de 12 ans de vieillissement (le minimum légal requis étant de 3 ans), jusqu’à 18, ou 25, voire un rare 27 ans (6000 bouteilles uniquement disponibles dans le monde). En outre, depuis 2016, Bowmore a débuté une distillation de l’orge uniquement malté sur l’île, cependant le produit de cette initiative n’est pas encore en vente. Patience ! Certains éditions limitées viennent enrichir le catalogue, comme les bouteilles vendues uniquement sur l’île à l’occasion du festival « Fèis Ile », lequel se tient tous les ans la dernière semaine du mois de mai. Lancé en 1984 pour valoriser la langue et la culture gaéliques, il se diversifie désormais avec des concerts, mais aussi des événements autour des distilleries d’Islay. Depuis lors, le festival est devenu un rendez-vous incontournable des amoureux des malts écossais.

Laphroaig, quant à elle, fut fondée en 1815 par les frères Johnston sur la côte sud de l’île d’Islay. Son whisky est aujourd’hui, de notoriété publique, le préféré du Prince de Galles (désormais le roi Charles III) qui lui a conféré en 1994 son « Royal Warrant » et dont le blason orne l’entrée du bâtiment, mais aussi les étiquettes de chaque références de la marque. Ses visites y sont, d’ailleurs, assez fréquentes, comme en témoignent les photos retraçant l’histoire du lieu.

Il s’agit certainement de la distillerie bénéficiant du plus bel emplacement de l’île. Située également en bord de mer, le contraste entre les murs blancs – rappel de l’époque où ceux-ci étaient chaulés pour une protection contre les éléments – le vert soutenu du gazon et la couleur de l’eau sous les rayons du soleil justifie à lui seul la visite du lieu. Mais ce qui distingue le whisky Laphroaig de son condisciple, c’est l’intensité des notes de tourbe fumée (au départ 55 ppm – peat per million – ramenés à 35 ppm, contre 25 pour Bowmore). Cela provient de la tourbe (« peat » en anglais) de l’île employée pour aromatiser l’orge dans sa période de séchage. Cette tourbe humide mise à brûler dans un four spécial (appelé un « kiln ») produit une grande fumée dont le parfum iodé imprègne les grains d’orge pendant une douzaine d’heures. 200 tonnes de tourbes sont utilisées tous les ans pour l’élaboration du whisky, 1 tonne de cet « ingrédient miracle » servant pour 400 litres de Laphroaig. Ici aussi, une partie du maltage est réalisé sur place (15% de la composition du whisky).

Le profil aromatique de Laphroaig s’allie logiquement avec certains mets présents sur l’île. Ainsi, quelques gouttes versées dans une coquille d’huitre révéleront les saveurs iodées du whisky. Mais, l’accord fonctionne également avec le fameux « venison » – c’est-à-dire le chevreuil – servi dans certains restaurants locaux (la plupart se situent dans des hôtels). D’ailleurs, il n’est pas rare de croiser ces cervidés sur Islay et ceux-ci sont même en surnombre sur la petite île voisine de Jura, au point d’impacter la physionomie de la végétation.

Cependant, le Laphroaig 10 ans, par sa versatilité, peut également se consommer en cocktail, comme le « modern classic » Penicillin, dans lequel on ajoutera, à la base de whisky, jus de citron jaune, miel et gingembre. Bien sûr, la méthode la plus simple reste de le boire pur. Le célèbre et réputé blogueur Serge Valentin n’explique-t-il pas qu’avant chaque nouvelle dégustation de whisky tourbé, il débute par un Laphroaig 10 ans ? Un mètre étalon, par conséquent, dans sa catégorie.

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Pratique | www.bowmore.com | www.laphroaig.com | https://www.visitscotland.com/fr-fr/destinations-maps/isle-islay/

Photographie | DR