Alors que le gin Anaë vient de fêter sa première année d’existence, sa conceptrice, Pauline Raffaitin, revient sur la genèse de ce projet né au sein du groupe Bollinger, sur les différentes étapes de sa mise en œuvre, les difficultés rencontrées et sa stratégie de développement.
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Atabula | Comment l’idée de créer une marque de spiritueux est-elle née ?
Pauline Raffaitin | Je travaille dans l’univers des vins et spiritueux depuis environ sept ans. J’ai fait un premier pas dans l’univers du champagne à New York, puis à Londres avec le cognac, et, depuis 2016, chez Bollinger dans les spiritueux. Ensuite, j’ai évolué en tant que responsable marketing. Auparavant, nous avions un gin dans notre portefeuille – en tant que Bollinger Diffusion, on distribue des marques partenaires – et quand cela s’est arrêté, nous nous sommes interrogés : devons-nous reprendre un partenaire ou avons-nous la crédibilité et l’expertise pour créer notre propre gin ? Très rapidement, je me suis avancée pour présenter ce projet, convaincue qu’il est extrêmement important aujourd’hui de créer un gin de la bonne façon et d’avoir cette notion de transparence, de sourcing, de ne pas aller chercher des ingrédients aux quatre coins du monde.
Votre proposition a-t-elle été bien accueillie ?
Au tout début, j’étais avec le directeur général de Bollinger Diffusion Aymeric de Maistre et le DAF Laurent Lafond, et nous avons réfléchi à la meilleure façon d’exposer le dossier. C’est une famille de vignerons, par conséquent, le monde des spiritueux, même s’ils le connaissent grâce à Delamain, leur est un peu plus lointain. La présentation n’était pas uniquement centrée sur le gin, mais aussi avec l’idée de créer un cercle vertueux de préservation de la biodiversité, en travaillant de concert avec certains acteurs, comme des apiculteurs (on a des ruches Anaë pour protéger les abeilles responsables de nos ingrédients). Selon moi, c’est l’ensemble de la philosophie RSE tout autour de notre gin qui leur a plu, et ils m’ont donné leur accord assez rapidement. Ensuite, comme nous évoluons au sein du groupe Bollinger, il y a une exigence de grande qualité et c’est pourquoi que j’ai demandé à Dominique Touteau, le maître de chai des cognacs Delamain, de m’accompagner dans cette aventure. Il travaille dans cette maison depuis 1980, ce qui lui confère une expérience peu commune. En outre, j’ai rarement rencontré quelqu’un ayant un « nez » aussi développé. Son aide sur toute la partie recette m’a été précieuse.

Aviez-vous déjà une idée du type de gin souhaité : plutôt un London dry classique, ou plus floral, voire exubérant type « new style » ?
Dès l’accord obtenu, nous sommes allés, avec Dominique, à la recherche de distilleries, car nous n’avions pas l’expertise « Maître distillateur ». Après un certain nombre de visites, on nous a recommandé le « master » des gins : Philippe Laclie, de la distillerie Bercloux. Il nous a alors aidés et orientés vers des recettes. Le cahier des charges était le suivant : base vinique, ingrédients français et bio. Seule la baie de genièvre n’a pas été trouvée en quantité suffisante en France, et ce même en interrogeant des personnes qui pratiquent la récolte sauvage. D’ailleurs, c’est notre ambition, dans quelques années, d’avoir nos propres pieds de genévriers. On est donc partis d’une page blanche, mais dans l’idée de trouver des notes d’agrumes, florales et d’épices. Cependant, l’une ne devait pas primer sur l’autre, l’ensemble devait être harmonieux. Pour ma part, je me suis acheté un livre sur toutes les botaniques comestibles pour y trouver l’inspiration. Chacun a apporté une liste d’ingrédients, autour d’une vingtaine, et ensuite, Philippe nous a proposé des micro-distillations avec un mélange de plantes différentes, puis on est passés à une phase de dégustation à l’aveugle. Notre enthousiasme s’est porté sur une première piste et là, le plus dur fut de la creuser et de la perfectionner. Cela nous a pris plus de temps que prévu.
Avez-vous rencontré des difficultés à certaines étapes ?
Oui. Par exemple, on cherchait du poivre, mais du poivre français ça n’existe pas, et Dominique m’a raconté qu’il avait rencontré, il y a peu, un ébéniste qui avait évoqué une plante sauvage de l’île de Ré un peu poivrée, et c’est le maceron. Cela apporte toute la puissance aromatique à notre gin. D’ailleurs, chez certains restaurants de l’île, le maceron moulu est utilisé en guise de poivre. Depuis, nous sommes partenaires avec « La Ferme des Baleines » pour les récoltes. Quant aux notes d’agrumes, nous avons choisi le thym citron et la verveine citron. En fait, le point amusant de notre recette, c’est qu’il s’agit d’un gin à base d’agrumes et de poivre, sans agrumes ni poivre ! C’est vrai que je ne m’attendais pas à ce que notre spiritueux ait autant de personnalité et un vrai « nez ». Ça a été un parti pris tardif, car je pensais faire, au départ, quelque chose d’un peu plus commun, mais je suis aujourd’hui très contente du résultat.

Votre gin a pour base un alcool de raisin, plutôt que de grain : pourquoi ce choix ?
C’était extrêmement important que l’on parte sur une base vinique, puisque l’ensemble des marques du groupe Bollinger sont faites à base de raisin. Par conséquent, quand on a commencé à réfléchir à ce projet, j’ai pensé : « base vinique obligatoire » et j’étais agréablement surprise en termes de goût, à quel point cela apporte quelque chose, ce côté gras très texturé et avec beaucoup de délicatesse. Nous avons tout de même procédé à des essais avec une base de céréales – comme environ 98% des gins – mais ça ne donnait pas du tout la même chose. C’est donc un vrai point de différenciation pour nous, qui permet aussi de monter en gamme et de se positionner dans l’ultra premium.
Comment parvient-t-on à se distinguer dans un marché du gin pléthorique ?
En jouant sur plusieurs aspects : l’engagement, l’honnêteté et la transparence du sourcing. On peut scanner un QR code qui mène à notre site internet, sur lequel se trouve une carte de la France indiquant la localisation de l’ensemble de nos ingrédients. Nous sommes extrêmement transparents quant à la provenance, le type de fournisseurs et c’est déjà un vrai point de différenciation. Le deuxième, c’est l’appartenance au groupe Bollinger : c’est un gage de qualité et une authentique force de distribution.
Vous êtes uniquement distribué sur le marché français. Pourquoi ce choix, et avez-vous l’intention, par la suite, d’aller explorer l’étranger ?
Anaë a tout juste un an et on a voulu, au préalable, que le marché français soit un succès et nous sommes agréablement surpris du résultat. De beaux établissements nous ont suivis dans cette aventure : on a un cocktail au Shangri-La, un autre au Royal Monceau, nous sommes référencés chez Nicolas et à La Grande Epicerie… Donc, avant de se lancer à l’étranger, nous souhaitions gagner notre légitimité en France et prendre notre temps de bien faire les choses. Quant à l’export, nous allons y réfléchir et peut être essayer avec 2 ou 3 pays test, afin d’apprendre, car si cela se trouve, ils seront totalement différents du marché France. Je pense notamment aux cavistes, puisque nous sommes le pays qui en compte le plus. Cependant, nous ne sommes pas pressés, on prend notre temps, tout en sachant que cela arrivera.
Néanmoins, le gin en France reste encore marginal et ne représente qu’environ 4% du marché des spiritueux. Comment le faire mieux connaître ?
C’est vrai. Cependant, c’est la catégorie la plus dynamique, donc on sait que ça va prendre une certaine ampleur. On entend chaque année que le gin va exploser en France, à l’image de l’Espagne, mais cela ne se produit pas encore. Je pense qu’il faut rester sur le cocktail simple comme le gin tonic, qui est maintenant installé. D’ailleurs, nous avons sorti un coffret avec un moulin contenant un mélange aromatique (verveine citron, graines de coriandre, algues wakame et hysope) pour agrémenter le gin tonic, en partenariat avec les épices Nomie et avec l’aide de Guillaume Quenza, du bar parisien réputé Fréquence. L’atout, selon moi, par rapport à la vodka, c’est que le gin tonic est très demandé en restauration, à l’apéritif et c’est aussi pour cela que l’on s’est orientés sur ce produit, car nous sommes plutôt un groupe de gastronomie, de restauration, moins de boîte de nuit.
Avez-vous des problèmes d’approvisionnement, notamment pour le verre des bouteilles ?
J’étais tellement stressée à ce propos avant de démarrer le projet que j’avais tout calibré avec le verrier (français) pour ne pas avoir ce type de problème. En outre, le groupe Bollinger aide en arrière-plan. Nous avons obtenu un calendrier au moins jusqu’à la fin de l’année. En revanche, ce qui va arriver, ce sont les hausses tarifaires : fin juillet, la verrerie avait déjà pris 20%. Pour l’instant, on ne répercute pas, mais à un moment donné, cela sera difficile…
Il est étonnant, dans ce contexte, que les marques ne mettent pas en œuvre une forme de consigne ?
Nous réservons une petite surprise aux consommateurs : « Anaë » est gravé sous l’étiquette, et on leur suggère de garder la bouteille et d’ôter l’étiquette pour en faire des vases, des carafes d’eau… Je rêve de remettre la consigne en place, j’y songe depuis longtemps, mais le gouvernement bloque à ce sujet et j’ai l’impression que les gros lobbys du verre sont à l’origine de cette situation. Alors qu’en Allemagne, ça se passe très bien. Il existe même des programmes avec les sans-abris qui ramassent du verre dans les rues pour gagner un peu d’argent. Cela me tient vraiment à cœur et j’espère voir rapidement changer les mentalités à ce propos !
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Pratique | Lien vers le site du gin Anaë
Photographies | Géraldine Martens