Il n’y aura pas de procès Taku Sekine. Le chef a mis fin à ses jours dans la nuit du lundi 28 au mardi 29 septembre. À la question du pourquoi, inévitablement, les accusations portées contre lui pour viols et agressions sexuelles s’imposeront comme la cause première. Sa femme, Sarah Berger a clairement exprimé sa position sur son profil Instagram. Les réseaux sociaux et les média se sont emparés du sujet, reprenant à chaud ses accusations contre Atabula qui a associé, à plusieurs reprises, le nom du chef à ces faits d’une extrême gravité.
Je ne peux bien évidemment que regretter cet acte irrémédiable de Taku Sekine. Je suis, comme tout un chacun, sous le choc de ce suicide. La mort est indicible et insondable : elle emporte tout avec elle, sans laisser la moindre place à la juste distance et à la réflexion. Le principe d’émotion est ici à son comble. Difficile, voire impossible d’expliciter quoi que ce soit. Seule compte la réaction. Je ne peux que la respecter.
Mais je me dois également de préciser certains points cruciaux pour éviter que cette « réaction » caricature et un média, et mon travail de journaliste. Contrairement à ce qui est écrit, le nom de Taku Sekine n’est pas arrivé par hasard dans nos articles. Depuis 2014, et mes premiers articles sur les violences en cuisine, je n’ai cessé de recevoir des témoignages et des messages en lien avec ce sujet. Des dizaines de noms de chefs ont été cités, avec des accusations parfois bancales, parfois précises. Nous avons su faire le tri. Plusieurs parents dont les enfants travaillaient dans le monde de la restauration nous ont remerciés d’avoir pris la parole sur le sujet, suite au suicide de leur fils ou de leur fille qui n’avaient pu ou su verbaliser leur calvaire. Malheureusement, ces disparitions sont restées dans le strict cercle familial. Nulle chasse aux sorcières pour identifier les coupables…
Ces derniers mois, plusieurs noms sont revenus avec une insistance particulièrement marquée. D’où la réalisation d’une enquête à quatre mains, intitulée « Violences sexuelles en cuisine : le grand déballage a commencé », pour laquelle de nombreux entretiens ont été réalisés. Le nom de Taku Sekine a été prononcé plusieurs fois, par des sources différentes, relatant à peu de choses près des faits similaires. J’ai contacté de nombreuses personnes, dont certaines faisaient partie du premier cercle de Taku Sekine, pour croiser au maximum les informations. À chaque fois, il y avait confirmation des faits reprochés. Une partie de ce premier cercle avait déjà pris ses distances avec Taku Sekine au début de notre enquête. Dès le 1er août, une internaute d’origine canadienne dévoilait sur son compte Instagram l’agression sexuelle dont elle se disait victime. « Tu es entré dans ma chambre, pendant que je dormais, tu as essayé de coucher avec moi et tu as commencé à m’agresser sexuellement. J’ai réussi à te faire sortir et tu es revenu après que je me suis endormie. Cette fois, il a fallu que je crie suffisamment fort ‘arrête !’ pour que la personne dans l’autre pièce t’attrape et te fasse sortir. » Les faits se seraient déroulés le 8 janvier 2019 et l’agresseur, « père et célèbre restaurateur » était alors âgé de 38 ans. La femme, 25 ans à l’époque des faits, a également précisé qu’une dizaine de femmes avaient été agressées par ce même chef. Deux sources m’assurent qu’il s’agit bel et bien de Taku Sekine.
Nul voyeurisme, nul sensationnalisme, nulle volonté de « faire du buzz », mais simplement la quête de la vérité. À celles et ceux qui me reprochent d’avoir publié le nom de Taku Sekine, je ne peux que répéter que son nom était connu de toutes et tous. Et lui-même savait que son nom circulait dans ce monde aussi restreint que bavard que celui de la foodosphère, et ce bien en amont de nos articles. N’oublions pas qu’avant même que nous ne sortions son nom, un célèbre festival consacré à la jeune cuisine l’avait déjà déprogrammé et que Médiapart préparait une enquête consacrée au chef d’origine japonaise. Taku Sekine avait connaissance de ces éléments là. Voilà bien la preuve factuel qu’Atabula n’a rien « dévoilé » du tout ; le média n’a fait que son travail d’enquête et publié le nom d’un chef déjà catalogué et évincé par d’autres.
Quant à l’argumentation qui consiste à dire que ce n’est pas à la presse de sortir des noms, mais à la justice de décider de la culpabilité des uns ou des autres, elle ne repose sur aucun fondement. Bien au contraire. C’est, d’une part, méconnaitre le fonctionnement historique de ces deux « pouvoirs » qui se nourrissent mutuellement depuis que l’un et l’autre existent. Et, d’autre part, c’est oublier qu’il règne toujours, en 2020, une omerta très importante dans le monde des cuisines. Triste hasard du calendrier, le jour même où nous apprenons le suicide de Taku Sekine, nous publions un article accusant le chef Guy Martin d’une tentative de viol, basé sur le témoignage de Florence Chatelet Sanchez. Quelques heures après la publication dudit papier (publié alors que nous n’étions pas encore au courant du suicide de Taku Sekine), cette dernière a reçu plusieurs témoignages confirmant qu’elle n’était malheureusement pas un cas isolé. Cette multiplication des témoignages a définitivement convaincu Florence Chatelet Sanchez à porter plainte.
La mort de Taku Sekine est dramatique. Pour sa famille et ses proches avant tout, pour toute une profession qui pleure la disparition d’un jeune chef qui incarnait la nouvelle génération. Les réactions sont à la hauteur de la tragédie, brutales. Il n’y aura malheureusement pas de procès Taku Sekine. Il faut le regretter.
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