Vidés en quelques heures, les rayons de farine ont longtemps fait grise mine pendant le confinement. La faute aux Français qui voulaient faire du pain et des gâteaux à tout bout de champ ? Oui, un peu, mais pas seulement. La vérité est plus vicieuse avec, au centre du jeu, l’appétit malsain de la grande distribution qui ne voulait surtout pas manger ses marges. Explications.
_____
Faire son pain soi-même, c’était un peu le nec plus ultra du confinement culinaire des Français. Ne pas poster sa belle miche crue puis cuite sur les réseaux sociaux, c’était presque pire que de ne pas poster les photos de son repas dans le dernier restaurant à la mode. Qui dit bricheton dit farine, et qui dit confinement dit grandes surfaces. Mais c’est surtout la peur du manque qui a conduit les apprentis boulangers et tous les autres, dans un réflexe vieux comme un quignon rassis, à dévaliser brutalement les stocks de farine de la grande distribution. Il y a quelques semaines, Atabula demandait à l’historien Steven Kaplan d’analyser ces deux phénomènes. Au cours de la conversation, « Monsieur Baguette » avait expliqué que la pénurie de farine était causée par des problèmes d’ensachage. Un peu court comme explication, la réalité se révélant un poil plus complexe. Pour comprendre cette réalité, il faut replacer ce phénomène dans le contexte du marché hexagonal. A l’occasion d’un entretien accordé à l’hebdomadaire local L’Eclaireur, Christophe Bourseau, co-dirigeant de la minoterie Bourseau (Nozay, Loire-Atlantique), rappelle que le marché du paquet d’1kg destiné aux particuliers et que l’on retrouve en GMS ne pèse qu’à peine 5% du marché français de la farine. Peanuts donc, mais un marché à forte visibilité et sensibilité pour le consommateur.
Alors, pourquoi ce marché a-t-il connu un phénomène de pénurie ? Faisons simple et avançons deux arguments complémentaires : l’origine de la farine, et son coût. La moitié de l’approvisionnement de ces fameux paquets que l’on retrouve en GMS est assuré par… des entreprises allemandes ou italiennes. Pourquoi ? Tout simplement parce que celles-ci proposent des prix plus attractifs. En moyenne, le kilo de farine se vend moins de 0,30 euros outre-Rhin contre 0,40 à 0,60 euros du côté des meuniers français. Les minoteries françaises, qui destinent quasi exclusivement leur production aux artisans boulangers-pâtissiers, ne disposaient donc pas des ressources nécessaires pour répondre à l’appétit vorace des Français confinés.
Il suffit de se pencher sur les relations commerciales entre Francine, principale marque de farine made in France en rayon, et les GMS, pour comprendre pourquoi les distributeurs n’ont pas profité de la situation afin de valoriser la filière française. Selon un prestataire régulier de l’antenne rémoise des Grands Moulins de Paris, qui produit une partie de la farine Francine, Vivescia (propriétaire des Grands Moulins) était capable de répondre efficacement à cette forte demande. Mais, sommée par la grande distribution de faire un effort sur ses prix tout en augmentant la production, l’entreprise aurait refusé de s’aligner. Interrogé par Atabula, le groupe coopératif aux 11 000 agriculteurs et un milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel assure dans un message préliminaire à sa réponse officielle ne soulever « aucune difficulté » qui irait dans ce sens. « À date, nous n’avons pas de problèmes logistiques à proprement parler mais plutôt des problématiques liées au conditionnement des produits. Nos fournisseurs font eux aussi le maximum pour nous livrer les emballages afin de permettre de mettre en sachets et en boîtes nos farines Francine et répondre ainsi à la demande forte des enseignes GMS », explique son responsable communication, Guillaume Fregni. Implanté dans l’Aube, le Groupe Soufflet soutient aussi que ses équipes ont fait leur maximum pour satisfaire les besoins de la grande distribution.
Face à la suspension provisoire des exportations allemandes et italiennes pour pourvoir à leur demande interne, la France, qui produit pourtant plus de 35 millions de tonnes de blé chaque année, a donc été incapable de s’organiser pour satisfaire les besoins de ses habitants durant le confinement. S’ils avaient assuré, en façade, faire front commun pour privilégier des circuits d’approvisionnement français, les GMS n’ont vraisemblablement pas joué le jeu sur ce secteur pourtant hautement plébiscité par les consommateurs. Heureusement que l’effort des distributeurs pour favoriser la fraise française (voir cet article du Monde) au détriment de l’espagnole a permis de donner – un peu – le change. En attendant, les commandes de farines allemandes et italiennes des GMS sont reparties de plus belle. Dans le monde d’après comme dans celui d’avant, la farine « française » de supermarché vient d’ailleurs, à un tarif moindre. Maintenant, tout le monde s’en fout puisque les linéaires ne font plus grise mine : la blanche farine a retrouvé des couleurs. Quant à la grande distribution, elle reprend ses marges confortables et sa honteuse communication d’un soutien sans faille aux producteurs français.
_____
Sur le même sujet
« Le pain reste une denrée symboliquement rassurante » : entretien avec Steven L. Kaplan
Le coronavirus, symbole d’un modèle alimentaire pris à son propre piège
Comment le coronavirus peut bouleverser la grande distribution
_____
Photographie
Juan manuel Núñez Méndez / Unsplash